Festins funèbres
Autrice : Nicole Hanot
Documentation Charles-Xavier Ménage
Mise en ligne 9 octobre 2020.
Un certain P. Lerouge a publié en 1908 un mince livre de 168 pages intitulé Sieseghem. Notes et impressions de campagne, imprimée chez Aug. Van Nylen à Anvers. Il y présente une collection d'articles parus en onze années dans le journal anversois La Métropole dans la rubrique « Chronique rurale ».
L'auteur qui, dit-il, habitait la maison paternelle, « son ermitage rural » à Siezeghem (sic), livre au public ses notes et impressions sur la campagne et les campagnards en servant « les deux causes auquel le campagnard demeure fidèle, celle de la famille et de la religion ».
On y trouve des notes sur les mœurs épulaires flamandes villageoises, dont un texte sur les vœux et vollaerds vollaerds de nouvel an, un autre sur le Lundi perdu (dit là-bas Lundi élu) dont les fêtes provoquaient la prolifération de la tuberculose et donnaient des sueurs froides aux édiles soucieux de l'hygiène publique – comme la covid-19 le fait également en 2020 –, un troisième mentionnant la carte des restaurants proposant une symphonie de viandes en gras pendant la période de carême, et quatre pages détaillant les festins funèbres.
Si j'ai décidé de mettre ces pages à votre disposition – dans l'orthographe et la typographie d'origine –, ce n'est pas parce que j'étais en deuil lorsque j'ai les ai découvertes.
C'est parce que le repas funèbre est un composant des rites qui suivent un décès et qu'on en parle assez peu, tout compte fait, surtout en ces temps où la pandémie de covid-19 a réduit drastiquement les célébrations collectives et interdit de facto les festins funéraires. .
Donc, comment cela se passait-il dans nos campagnes flamandes au début du XXe siècle ?
En voici la description – moralisante – faite par un notable chrétien et cultivé.
À noter l'univers et le point de vue masculin : seuls les termes « femme » (en tant qu'épouse) et « mère » y apparaissent mais… seule fois, et en tant que défuntes potentielles – alors que les femmes de tout âge participaient évidemment au deuil.
Baron Léon Frédéric (1856-1940) - Enterrement d'un paysan, 1886
œuvre tombée dans le domaine public, © Paul Hermans.
S'il faut en croire l'opinion unanime des historiens, nos arrière-grands-pères Germains avaient, pour les funérailles de leurs morts, des rites fort coûteux. Ils déposaient sur leurs bûchers d'abondantes victuailles destinées à les sustenter pendant leur voyage au pays des ombres. De ces aliments une bonne partie cependant devait échapper aux flammes. Car il en restait toujours assez pour assouvir la faim des vivants assemblés autour du bûcher. Il s'y organisait régulièrement des banquets dont le deuil fournissait le prétexte mais ne pouvait excuser les excès qui tout aussi régulièrement les terminaient. Ceux-là trouvaient leur origine dans la cervoise dont la consommation immodérée tournait les têtes fort inflammables de nos aïeux.
J'évoquais, involontairement, ces notions un peu effacées d'histoire ancienne, l'autre jour, en de début du XXe siècle, quand je vis, vers les trois heures de l'après-midi, dégorger des portes de plusieurs cabarets, des paysans endimanchés dont la face enluminée et le pas irrégulier accusait l'influence très active de notre cervoise moderne. C'étaient des parents, des voisins, des amis d'un notable enterré le matin. Ils l'auraient accompagné à la porte du ciel et reçu de St-pierre même son certificat d'admission définitive dans la Jérusalem céleste que leur joie n'eût pas été plus délirante. Ils étaient très nombreux, ces "deuillants", cent-cinquante au moins. Si vous réfléchissez que le village ne compte pas plus de quatorze cents âmes vous reconnaîtrez que les invitations avaient été généreusement distribuées.
Cette grosse d’invités, il faut le reconnaître, avait été ponctuelle à l’église. Ils avaient ouï tous les psaumes de l’office des défunts, consciencieusement défilé aux deux offrandes, accompagné le corps jusqu’au cimetière, et joué des coudes avec vigueur pour voir au fond de la fosse de quel bois était fait son cercueil. Cette partie pieuse et liturgique de la cérémonie avait été édifiante. Et j’attacherais grand prix aux oraisons de ces braves gens, je priserais haut leur dévouée sympathie pour le défunt auquel ils consacrèrent ainsi, en plein temps de semailles, toute une précieuse matinée, si les exercices de l’après-midi avaient montré le même désintéressement.
A peine les obsèques finie la tradition gourmande des vieux Germains avait ressaisi leurs petit-fils avec une énergie que les longs siècles de sa durée n’ont pu entamer et que l’air vif du cimetière semble toujours aviver. Partagés en divers groupes, d’après leurs liens de parenté avec le défunt, l’importance de la ferme qu’ils exploitent --- « peerdeboeren » ou « koeiboerkes » --- ils s’engouffrèrent dans les cabarets qu’on leur avait désignés d’avance. Là dans la grande salle de l’étage, se dressaient deux ou trois rangées parallèles de tables étroites, couvertes d’une nappe bleue à raies blanches, sur lesquelles, de distance en distance, fumait de la façon la plus appétissante du monde, une soupière ventrue pleine d’un excellent bouillon de légumes.
Baron Léon Frédéric (1856-1940) - Le repas funèbre, 1886,
œuvre tombée dans le domaine public, © Ophelia2.
Au potage succédèrent d’innombrables pièces de bœuf bouilli, découpées à la diable, qui disparurent en quelques coups de dents pour être remplacées aussitôt ; des marmites de pommes de terre étaient vidées en même temps dans les assiettes et "nettoyées" avec promptitude. Ah ! ces Morains, ces "extremi hominum" ont un bel appétit, je vous assure ! Après quoi, les invités soufflèrent un instant ; un pareil assaut rendait cela nécessaire. Puis avec une vigueur renouvelée ils s’attaquèrent à des montagnes de tartines de cramique. Leur appétit transporta ces montagnes sans difficulté.
Tranches de cramique (kramiek en flamand) - © Ibu.
A ce moment les brocs de bière entrèrent décidément dans la danse. Les garçons en manche de chemises ne suffisaient pas à les remplir. C’est très sec une tartine. En bas, dans la cave, un tonneau coulait comme celui des Danaïdes. Aussi quand à une heure et demie, la cloche de l’église, sonnant le glas du défunt déjà oublié, vint annoncer que les frais des invitants s’arrêtaient dès ce moment, et que les boissons désormais étaient au compte des consommateurs, ceux-ci ne s’arrêtèrent pas devant cette perspective. Les libations antérieures la leur rendaient moins pénible. Les commandes de bière furent générales ; elles se prolongèrent. Et, je vous l’ai dit, quand enfin ces "condoléants" émergèrent au plein air, toute trace de larmes avait complètement disparu de leur visage. Ils formaient une troupe bruyante de joyeux copains. Ils passaient le long du mur du cimetière en groupes folâtres. Peut-être leurs gros éclats de rire allaient derrière ce mur, surprendre dans sa prière, sur la tombe de son père, le fils du défunt. L’orphelin qui leur avait payé ce macabre festin.
Il ne faut pas en vouloir à ces estomacs trop complaisants, à ces gosiers trop accueillants. Des régals de cette opulence sont une rare aubaine pour la plupart d’entre eux. Pareille viande de vache, comme ils disent, n’apparaît qu’à de longs intervalles sur leurs tables. Qu’ils y fassent honneur avec plus d’entrain que de prudence, c’est bien naturel. Parmi ces voisins invités, il y a de pauvres ouvriers. C’est une fraternelle coutume qui les fait participer au luxe de plus riches qu’eux. Mais cette coutume n’en est pas moins répugnante. Faire manger sur une tombe fraîche, et offrir au mort non des libations mais les potations de vivants, c’est une survivance païenne. Les Romains répandaient du vin et salariaient les sanglots des pleureuses aux obsèques de leurs proches. Les Flamands, successeurs des Germains, se paient, dans les mêmes circonstances, des hoquets d’ivrognes, et répandent abondamment… ce que nous montrent les tableaux de Teniers… dans leurs kermesses funèbres. Plus d’un invitant, rentré, le soir, dans sa maison endeuillée, maudit la tradition séculaire qui l’a tenu une bonne partie de l’après-midi en une compagnie d’indifférents éméchés à ses frais, tapageurs et plaisants, alors qu’il aurait préféré recueillir sa douleur, cultiver dans la solitude et la prière le souvenir d’une femme, d’une mère, d’un enfant que la mort vient de lui ravir. Mais cette loi non écrite qui, depuis des milliers d’années, pèse sur sa race, conserve un empire souverain. Il faut pour oser l’enfreindre, un courage héroïque. Tous lui doivent leur tribut plus ou moins large. Les gens aisés offrent le repas que j’ai décrit ; de plus riches ajoutent un rôti ; de plus pauvres s’en tiennent aux tartines accompagnées de fromage et arrosées de bière ; les plus gênés se contentent de payer des verres.
Il n’y a que les insolvables qui n’arrosent pas leurs morts. Les petits enfants eux-mêmes ont des tables dressées --- métaphoriquement --- sur l’étroit tertre qui vient recouvrir leur dépouille. Leurs condisciples, ou les mioches des environs sont conviés à un festin de riz-au-lait, le plat céleste qu’on sert en paradis aux petits anges, recrues récentes de la terre qui eux, ont le privilège de le manger avec des cuillers d’or. Cette délimitation des classes établie par l’abondance plus ou moins généreuse du repas mortuaire est respectée au prix de sacrifices parfois très coûteux. Un plat de moins constitue une déchéance dont on n’ose affronter les commentaires. Une diminution du nombre d’invités entraîne une diminution correspondante dans l’étiage social de la famille qui s’y résigne. Ce critère tout particulier de la considération publique est si rigoureux qu’on a vu des héritiers immoler à ces frais de godailles posthumes le plus clair de la succession de leur auteur, se priver eux-mêmes des ressources nécessaires et spolier l’âme du défunt des prières et des sacrifices qui, autrement seraient offerts pour son soulagement, à seule fin de faire festoyer le nombre requis d’invités, et de tenir leur rang.
C’est une préoccupation que les citadins ne peuvent d’ailleurs reprocher aux ruraux. N’est-ce pas en ville, en effet, que Madame de X ou Madame Z. offre, l’hiver, les soirées fastueuses que sa famille doit expier, durant le reste de l’année, par un régime sévère, de bouilli et de carottes ?
Peut-être, un jour, un homme d’audace se trouvera-t-il qui secouera le joug saranné [sic] des vieux Germains et gardera à ses funérailles le caractère de gravité recueillie et de respect pieux qui conviennent à cette chrétienne cérémonie. J’en sais un qui exposera ses idées radicales à ce sujet dans un grand banquet où il invitera tous ceux que la coutume désigne comme les futurs pleureurs, mangeurs et buveurs de son enterrement.
Il le présidera en personne, et montrera en un court discours le sérieux mérite de son innovation. Je ne sais si cette invitation avant la lettre… de faire part entraînera beaucoup d’imitateurs. J’en doute. Les vieux usages sont si tenaces, et j’en ai fourni une nouvelle preuve dans la persistance, à la campagne, de cette macabre et parfois ruineuse tradition des bombances mortuaires.
Notes
Vollaerds : Différentes graphies existent pour ce mot qui viendrait du latin folium/follata par l'intermédiaire de l'espagnol folada. Il désigne un losange de pain blanc aux raisins, voire de pain d'épice.